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Témoignage sur Théophile

Par Aliyah Morgenstern . Dernière mise à jour le : 20 décembre 2006.

Cache-Cache

Au début, rien. En un mot, l’indifférence. Pas le moindre signe d’attention au drôle de manège qui tourne autour de lui. Pourtant, les caméras sont là, observent, enregistrent, scrutent ses moindres faits et gestes. Il est au centre de la scène. C’est le personnage principal. La star. N’importe qui d’autre aurait pris la pose, se serait gonflé d’importance comme la grenouille de La Fontaine...Mais lui, non. Mutisme manifeste, ego zéro. Est-ce exprès ? Pas sûr. Fait-il comme si de rien n’était ? Même pas. Le temps des « comme si » n’est pas encore venu. Il nous ignore simplement, lui, ce beau bébé babillant gigotant à plat ventre sur le parquet, entre un violon et une contrebasse ; prénom : Théophile.

Avec ses parents, c’est différent. L’amour fou ! L’ivresse des baisers de maman...La tendresse apaisante de l’épaule de papa ... Les premiers cris de joie qui ne veulent rien dire d’autre...Les premiers gestes du doigt désignant l’infini... Le passage du rire aux larmes sans savoir pourquoi... Autant d’instants rares, fulgurants, souvent troublants, auxquels j’assiste pour ce premier tournage, caché derrière ma caméra. Nous sommes en Mars 2006. En revenant chez moi, je note, en toute ignorance de cause :

En observant Théophile, je me suis rendu compte à quel point un bébé est infiniment « perméable » à ce qui l’entoure. En cela, il me fait penser à une sorte « d’éponge intelligente », premier stade humain avant de devenir ce « roseau pensant » dont parle Pascal. Connaît-il la différence entre lui et le monde ?

Avril... Devant la porte d’entrée, le camélia est toujours en fleur. Passé le seuil, surprise...Le jeune enfant se tient déjà plus droit, sa tête dodeline encore un peu, mais son corps s’affermit. Il se raconte toujours autant d’histoires qu’il est le seul à comprendre...Mai...Il semble savoir où il va lorsqu’il se déplace à quatre pattes. Certains objets familiers le révèlent comme percussionniste, « il aime beaucoup la musique », nous confirment ses parents, tous les deux musiciens.

Au fil des mois, les sons de sa voix se sont affinés, plus précis, plus nets, plus déliés.

« La parole, écrit Tchouang-Tseu en 2300 avant J.Lacan, n’est pas seulement un souffle. Celui qui parle a quelque chose à exprimer. Mais ce quelque chose n’est jamais tout à fait déterminé par la parole. Ainsi donc, la parole existe-t-elle ou n’existe-t-elle point ? Celui qui parle diffère d’un poussin qui pépie, s’en distingue-t-il ou ne s’en distingue-t-il pas ? »

Cette pensée du philosophe me parle, aujourd’hui, de la place que j’occupe au sein d’une équipe de recherche. Elle me rappelle que la parole de mes interlocuteurs implique une référence à laquelle je suis extérieur. Pour l’instant, je vois, je perçois, plus que je ne comprends, à l’image de Théophile. En d’autres termes, au stade où j’en suis, la linguistique, pour moi, c’est du chinois.

Mais revenons à notre petit poussin épié qui pépie toujours, quelque part dans Paris, vers 19h00. C’est déjà l’été, il fait encore jour, le camélia a perdu ses fleurs. Nouveau tournage avec Aliyah... Je le retrouve chaque fois différent...Mais les yeux restent toujours aussi bleus. Cette fois ça y est ! Ils nous distinguent. Son regard se fixe de temps en temps sur l’objectif de nos caméras, sans plus. Très vite, il retourne à ses préoccupations premières : livre en mousse, jouets sonores, biberon, compote, lapin fétiche en peluche, papa, maman.

Et puis soudain, en un rien de temps, la rencontre a lieu. C’était début septembre. En apparence, le tournage se passait normalement : sous nos yeux, le bébé poursuivait sereinement sa métamorphose. Ses parents étaient là, à nos côtés, faisant à leur habitude comme si nous étions là. Subitement, Théophile se faufile derrière le canapé pour se cacher. Pour la première fois sans doute, il se sent observé. Réflexe : il se dérobe. Mon hypothèse ? Un jeu s’installe, aussi vieux que l’enfance.

Texte de Olivier Segard

 

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